Jubilé de la Miséricorde : homélies du Frère Raguis

Retrouvez l’homélie prononcée pour chacun des quatre dimanches de Carême

  • 14 février à Figeac
  • 21 février à Saint-Céré
  • 6 mars à Cahors
  • 13 mars à Gourdon

Figeac, 1er dimanche de Carême C, 6 mars 2016

Jésus-Christ est le visage de la miséricorde du Père. Le mystère de la foi chrétienne est là tout entier. […] A travers sa parole, ses gestes, et toute sa personne, Jésus de Nazareth révèle la miséricorde de Dieu. (Pape François, VM 1)
Jésus-Christ est le visage de la miséricorde du Père. Essayons à la lumière de cette affirmation si profonde de scruter l’Évangile de ce premier dimanche de Carême et de voir comment, au cœur de sa tentation au désert, Jésus nous révèle la miséricorde de Dieu et surtout devient pour nous source de toute miséricorde : une miséricorde accueillie et vécue.
Jésus est la plénitude de la révélation de la miséricorde de Dieu d’abord parce qu’Il est en sa personne Dieu qui vient communier à notre condition humaine créée par amour et pour l’amour mais blessée par le péché. Déjà dans la première alliance, nous voyons Dieu venir au secrours de son peuple. La magnifique prière de Moïse dans la première lecture nous l’a rappelé : « Nous avons crié vers le Seigneur, le Dieu de nos pères. Il a entendu notre voix, il a vu que nous étions dans la misère, la peine et l’oppression. Le Seigneur nous a fait sortir d’Egypte… »
Oui, frères et sœurs, le Seigneur n’est pas indifférent, étranger à notre souffrance. Il entend notre prière, le cri de notre détresse. Et il agit en nous libérant de l’Égypte, c’est-à-dire de nos prisons, de nos enfermements dans le péché et la mort. Pour nous introduire dans la terre promise que son Amour nous a préparée et qui n’est rien d’autre que son propre cœur, sa propre vie ! Comme le peuple hébreu nous avons souvent du mal à reconnaître cette œuvre de salut, mais la méditation de l’histoire du salut dans la Bible nous est donnée pour apprendre à reconnaître les merveilles de la miséricorde de Dieu à notre égard.
Et voici donc qu’à la plénitude des temps, cette œuvre de salut, Dieu ne la réalise plus partiellement (pour un peuple) ou comme à distance : il vient dans la chair communier à la vie même de tout homme. Comme l’a rappelé le concile Vatican II : « par son Incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni Lui-même à tout homme » (GS 22). C’est donc pour nous et en nous que le Christ vient combattre et vaincre définitivement le mal, la mort, le péché. Tel est bien l’enjeu de la tentation au désert qui annonce l’ultime combat de la Passion.
Dans sa tentation, Jésus fait bien œuvre de miséricorde à notre égard en venant vaincre le tentateur pour nous. Mais son attitude ne nous enseigne-t-elle pas quelque chose de plus sur son mystère de Fils du Père des miséricordes ?
Pour comprendre ce que Jésus nous enseigne, il nous faut d’abord reconnaître dans le diable, l’ennemi du genre humain, comme le parfait opposé de la miséricorde. Il est celui qui refuse la miséricorde, il est l’accusateur, celui qui se met en travers, qui jalouse. Quand nous doutons de l’amour de Dieu, quand nous refusons l’amour de Dieu ou du frère, nous demeurons enfermés dans sa logique. Chaque tentation de l’ennemi a en effet un point commun qui nous renvoie bien sûr à la première tentation, au premier péché : le diable, le diviseur, celui qui vient nous couper de Dieu, de son amour, nous invite toujours à nous mettre au centre, à nous servir, à travailler pour nous seuls. Il invite l’homme à refuser sa limite, sa misère pour s’élever lui-même, pour tenter de se sauver par ses propres forces, bref à refuser la dépendance vis-à-vis de la miséricorde du Père. Il veut nous faire croire que finalement nous n’avons pas besoin de cette miséricorde. Ainsi voyons-nous aujourd’hui le diable proposer à Jésus d’opérer des miracles pour se nourrir lui-même, de s’asservir le monde ou même de mettre le Père à son service en le mettant à l’épreuve.
C’est l’exact opposé du mystère du Fils, de la logique de Dieu, de la logique de la Trinité où chaque personne est pour, vers les autres. Jésus, donc, icône de l’amour miséricordieux du Père nous montre que le cœur de Dieu est aux antipodes de cet égoïsme, de cet égocentrisme, de cette soif de pouvoir et de gloire. Il est un cœur tourné vers notre pauvreté, notre misère.
Jésus peut transformer des pierres en pain. Il multipliera plus tard les pains miraculeusement, il tranformera l’eau en vin, mais ce ne sera jamais pour lui. Tout ce que fait Jésus, c’est pour les autres ! Jésus ne s’asservit pas le monde en entrant dans la logique de pouvoir du diable. Il n’aliène ni sa liberté, ni celle des hommes. La miséricorde est du côté de la gratuité, du don, du pardon, pas de la violence et de la domination. Jésus ne met pas le Père à l’épreuve, il s’abandonne à Lui dans la confiance jusqu’à la mort, car il sait que l’œuvre qu’il vient réaliser demande l’offrande totale. La miséricorde de Dieu est un engagement par lequel le Seigneur n’épargne rien, pas même son Fils : il se donne sans retour. La miséricorde, l’amour ne connaissent pas de mesure, de limite. Dieu est amour, don sans retour. Il ne fait pas semblant !
La leçon est claire pour nous aujourd’hui. Elle nous invite donc à un examen de conscience tout simple : selon quelle logique vivons-nous ? Celle qui vise les nourritures terrestres, le pouvoir, la main-mise sur Dieu ? Ou bien cherchons-nous plutôt à être dans une attitude d’accueil et de partage de la miséricorde de Dieu ?
Comment entrer dans ce mouvement de la miséricorde du Père ? D’abord, à l’imitation de Jésus, en nous nourissant de sa Parole, en attendant tout de Lui dans la confiance, en le servant à travers nos frères et sœurs. Jésus aujourd’hui nous invite à sortir de nous-mêmes, de la quête effrénée de nos propres intérêts pour entrer dans sa logique, celle de l’amour qui se décline pendant ce temps de carême à travers les œuvres de la prière, du jeûne, de l’aumône. L’aumône notamment pourra se déployer concrètement à travers toutes les œuvres de miséricorde. À chaque fois que nous nous tournons vers les besoins de nos frères, des plus élémentaires aux plus spirituels, nous quittons la logique diabolique du pouvoir et des désirs égoïstes. Alors nous laissons le Christ vaincre en nous le péché, nous laissons sa miséricorde entrer et agir dans le monde. Quelle belle responsabilité !
Aujourd’hui le Seigneur ne nous demande pas seulement d’entrer dans sa logique. Il vient la vivre en nous. Comme nous l’a rappelé saint Paul dans le deuxième lecture : Tout près de toi est la Parole, elle est dans ta bouche et dans ton cœur. Cette Parole, c’est Jésus-Christ, notre Sauveur, lui qui a vaincu l’ennemi du genre humain. Par Lui, avec Lui et en Lui, au cœur de l’Église, devenons des hommes et des femmes de miséricorde, accueillants du don de Dieu, serviteurs de l’amour là où le Seigneur les envoie, témoins de la Parole et des gestes de salut du Christ.

Deuxième dimanche de Carême, année C, Saint-Céré, 21 février 2016

« Frères, nous avons notre citoyenneté dans les cieux, d’où nous attendons comme sauveur le Seigneur Jésus-Christ, lui qui transformera nos pauvres corps à l’image de son corps glorieux. » L’interpellation de saint Paul aux Philippiens que nous avons entendu dans la deuxième lecture nous prépare bien à la contemplation de la Transfiguration du Christ devant ses apôtres.
Cette Transfiguration, en effet, est à la fois révélation et promesse, comme tout ce qui concerne Jésus. Elle est révélation d’abord de son mystère de gloire. Il est Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu. Et si sa puissance divine, si sa gloire, sa clarté ont été cachées aux hommes, c’était par miséricorde parce qu’il s’adaptait à la faiblesse de leur regard. On ne peut ici-bas voir Dieu dans sa gloire sans mourir, ou au moins comme on le voit avec Pierre, Jacques et Jean sans sombrer dans un mystérieux sommeil, ce qu’on appelle l’extase qui est la conséquence d’une perception qui dépasse nos capacités naturelles. Révélation de la divinité du Christ, la Transfiguration est aussi annonce, promesse de sa gloire à venir par-delà la passion et la mort sur la croix. Promesse aussi, comme vient de nous le dire Paul, de notre propre transformation. Nous sommes, nous aussi frères et sœurs, destinés à cette gloire, à cette lumière.
Il est fort probable que nous n’y pensons pas souvent, voire même peut-être que nous n’y croyons pas trop. Si souvent, notre foi chrétienne est aplatie aux seules dimensions horizontales de ce monde : nous la voyons ou on nous la présente comme une sagesse humaine. Au mieux, on nous dira qu’il s’agit d’un amour à vivre avec nos prochains mais aussi avec tout homme, surtout avec les plus petits, les plus pauvres. Certes cela est tout à fait vrai et essentiel ! Tel est bien le noyau de l’enseignement du Christ sur notre manière de vivre à sa suite. Mais cette vie d’amour nous ouvre, nous fait accéder en fait à une autre dimension de la vie : vivre d’amour vraiment, ultimement, c’est vivre de Dieu, c’est vivre Dieu car Dieu est amour. Et là où est l’amour, Dieu est présent. Notre amour humain, fini doit donc être le signe et l’annonce d’un autre amour : divin, infini et nous ouvrir par conséquent à cette dimension d’éternité. Si notre cœur est fait pour l’amour, c’est parce qu’il est fait pour l’infini, pour l’éternité, pour Dieu !
C’est à cette lumière, dans la clarté de cette promesse, dans l’espérance de cette transformation, de cette transfiguration qui nous est promise, que je vous propose de vivre aujourd’hui le jubilé de la miséricorde. La miséricorde divine en effet va beaucoup plus loin qu’un simple art de vivre chrétien. Elle est la révélation que Dieu nous fait de son mystère, de son amour à notre égard. Elle nous dit que notre misère n’est pas le dernier mot de notre histoire, de notre condition humaine. Elle nous affirme que le mal, le péché, la mort ne sont pas l’horizon final de notre chemin d’hommes et de femmes. Qu’avant tout nous sommes aimés, gratuitement, absolument et que le seul désir de Dieu n’est rien moins que de nous introduire dans sa lumière, nous communiquer sa gloire, nous rendre participants de sa propre vie.
Alors n’aplatissons pas la miséricorde à une vague compassion, à une indulgence un peu blasée sur les misères de notre entourage ou la nôtre. La miséricorde a la profondeur du cœur de Dieu, elle est ce cœur de Dieu ouvert pour nous : un cœur déchiré par nos péchés mais qui n’a de cesse que de nous réintroduire dans sa communion, dans sa joie, sa lumière. La miséricorde a la profondeur de l’éternité pour laquelle nous sommes faits.
Aprocher de la miséricorde de Dieu, la confesser par notre vie, notre confiance, notre conversion, c’est donc accueillir cette bonne nouvelle d’un Dieu qui nous a créés pour le bonheur éternel, et qui vient nous sauver de toutes nos errances, de toutes nos déviances. Il ne nous demande qu’une seule chose : venir auprès de Lui, croire en la puissance de son amour et de son pardon.
Alors, frères et sœurs en ce dimanche, regardons le Christ transfiguré, le Christ qui récapitule toutes les promesses de l’Écriture, la Loi et les Prophètes, symbolisés par Moïse et Élie. Un Christ qui vient nous sauver tous et totalement dans le mouvement de son exode, sa Passion (sa mort et sa résurrection), ce mystérieux départ dont il parle avec Moïse et Élie. Un Christ qui, aujourd’hui, très concrètement, visiblement, nous rejoint par son Église symbolisée par les trois apôtres. Un Christ qui nous introduit dans la présence de Dieu par cette nuée qui l’entoure et qui nous fait entendre la voix du Père. Et que nous dit, que nous donne le Père des miséricordes ? son Fils, sa Parole éternelle à contempler, à écouter, à suivre, à imiter, à vivre. Dieu dans sa miséricorde infinie à notre égard ne peut pas nous donner plus que Lui-même, en son Fils éternel venu dans notre chair mortelle, une chair qu’il vient transfigurer.
Alors quelle sera notre réponse face à cette révélation, cette promesse ? L’Église, par la parole du Saint-Père, le pape François, successeur de Pierre, nous invite pendant cette année ; l’Église nous invite, par l’initiative de notre évêque successeur des apôtres, à accueillir aujourd’hui la miséricorde par une démarche concrète : celle de prendre une petite après-midi pour nous remettre devant ce mystère. Comme les apôtres devant Jésus transfiguré, nous remettre ensemble devant Jésus visage de la miséricorde, icône de la tendresse du Père. Accueillir ce Jésus miséricordieux dans la tente de notre cœur, de nos familles, de nos communautés paroissiales. Et puis pour que cette miséricorde nous touche bien concrètement, venir faire l’expérience du don de la grâce, du pardon dans le sacrement de la réconciliation. Si nous avions la foi gros comme un grain de sénevé, nous serions nous aussi transformés, transfigurés à la sortie de nos confessions. Car dans le feu, dans la splendeur de son amour, Jésus vient brûler tous nos péchés, toutes nos infidélités, toutes nos pauvretés et les transfigurer dans sa lumière éblouissante !
Il ne dépend que de nous de suivre ou pas, aujourd’hui (ou tout prochainement), Jésus sur la montagne et là de le rencontrer, de le reconnaître dans sa gloire et de nous laisser saisir, baigner dans sa joie de Fils éternel du Père. En lui nous pouvons devenir ce que nous sommes appelés à être : des enfants libres et pardonnés. Rien moins que la lumière du monde et le sel de la terre…

Cahors, 3e dimanche de Carême, 6 mars 2016

André Frossard a écrit un jour que s’il ne devait garder qu’une page de l’Évangile, ce serait celle que nous venons d’entendre. Certes, elle ne nous décrit pas la vie, les signes, la passion, la mort ou la résurrection de Jésus et pourtant on peut comprendre l’intuition de l’homme de lettres, célèbre converti du xxe siècle, tant cette page nous conduit bien au cœur de l’Évangile. Ce cœur, c’est le cœur de Jésus, c’est le cœur du Père, c’est le mystère de la miséricorde que le Saint-Père nous invite à contempler, célébrer, accueillir pendant cette année jubilaire.
Alors aujourd’hui, en ce quatrième dimanche de Carême, laissons la parole de l’apôtre nous rejoindre : « Laissez-vous réconcilier avec Dieu. » Il parle en ambassadeur du Christ, en se faisant l’écho de l’appel même que Dieu adresse à ses enfants. S’il nous faut nous réconcilier avec Dieu, c’est que par le péché nous nous sommes coupés, détournés de lui. Et le premier effet de cette rupture est que nous ne connaissons plus Dieu, que nous portons de fausses images de lui. C’est bien cela que Jésus veut guérir aujourd’hui dans le cœur de ses auditeurs. Il s’adresse en effet à des hommes religieux, à l’élite religieuse de son temps : les pharisiens, les scribes. Des hommes censés connaître Dieu, des hommes qui veulent l’aimer, l’honorer, le servir mais qui, malgré toute leur générosité, ont enfermé Dieu dans l’étroitesse de leurs conceptions et notamment dans des catégories de pureté qui les ont coupé des pécheurs.
Ne laissons pas cette interpellation de Jésus à distance, mettons-nous résolument dans la peau de ces pharisiens, mais aussi des pécheurs, donc aussi bien du côté du fils prodigue que de celui du fils aîné, en bref de tous ceux qui n’ont pas encore compris le cœur du Père, ce cœur d’infinie, de douce et tendre miséricorde.
Je vous invite donc en ce jubilé de la miséricorde à contempler avant tout le Père, tel que Jésus vient nous le révéler. On parle souvent de la parabole du fils prodigue ou des deux fils, c’est d’abord et avant tout la parabole du Père miséricordieux et en cela c’est vraiment l’Évangile, la bonne nouvelle de la révélation du mystère de Dieu et de son amour pour nous.
Cet amour, il n’est pas connu : d’abord du fils cadet qui s’éloigne du père pour jouir des biens que celui-ci lui a donné sans condition, dans sa pure bonté. Nous avons bien là une image de l’humanité, en particulier de l’humanité de notre temps, qui use et abuse de la création en oubliant le créateur. L’homme soupçonne Dieu de vouloir le maintenir dans une dépendance infantilisante, alors il s’émancipe, il affirme son autonomie, sa liberté non pas avec mais contre Dieu, en partant au loin, en oubliant son Père. Et alors les biens du Père qui portaient sa vie et nous la communiquaient, coupés de leur source, s’épuisent, tombent en poussière en nos mains captatrices, avides de jouissance. Et l’homme se retrouve nu, seul, affamé, désespéré : portrait saisissant de l’homme perdu et qui n’a plus comme horizon que la nourriture des porcs. Et il n’y a plus personne pour assouvir sa faim. L’homme s’est saisi de sa vie et de ses biens en les coupant de Dieu, et cette vie, ces biens lui échappent.
Le fils aîné, qui ne s’est pas éloigné physiquement, n’est en fait pas plus proche du père : il le sert comme un mercenaire, plein de ressentiment. Son regard est biaisé. Il a l’esprit d’un esclave, non pas d’un fils. C’est peut-être parfois le syndrôme du bon chrétien qui, certes, ne va perdre sa vie dans la débauche, mais qui est rempli de colère, de tristesse, de lassitude dans un service sans âme. Là encore Dieu est soupçonné d’être un maître exigeant, égoïste qui ne nous laisserait pas d’espace pour vivre. Alors, quand en plus le père ouvre les portes de son cœur à celui qui a joui de la vie, monte chez le fils aîné, le venin de la rancœur, de la jalousie. Il est incapable d’accueillir son frère parce qu’il ne se reconnaît pas d’abord fils de ce père ! Parce qu’il ne connaît pas son père…
Quelle souffrance dans le cœur du père devant cette incompréhension de la part de ses deux fils ! quelle souffrance dans le cœur de Jésus quand il voit que l’amour du Père, son Père et notre Père n’est pas accueilli, célébré, partagé par ses frères ! Alors il écrit devant nous l’inoubliable icône d’un Père dont nous n’aurons jamais finir de découvrir l’amour.
Un père rempli de compassion qui attend le retour du pécheur, qui guette, qui regarde de loin, qui, lui, ne se coupe jamais de ses enfants et qui mendie leur amour. Dès que le jeune fils se met en chemin, et avant même qu’il ait le temps de faire sa confession complète, le père se jette à son cou et le comble de tous ses biens. Comme l’a noté saint Pierre Chrysologue dans un magnifique commentaire de cet évangile : si le cadet a perdu sa dignité de fils, le père, lui, reste toujours le père ! D’ailleurs la filiation n’est pas quelque chose qui se mérite, c’est le don toujours nouveau de la vie par le père. Dès lors que nous nous présentons au père, dans notre pauvreté, dans la vérité de notre être de créature, il nous revêt de la dignité de fils, plus encore, dans le Christ il nous donne la dignité de prêtre, prophète et roi. Le baptême, la dignité de fils n’est pas au bout de nos efforts mais c’est un pur don de l’infinie miséricorde de Dieu. La beauté rendue dans chaque sacrement, et éminemment dans le sacrement de la réconciliation, est encore une effusion de cet amour infini, de cette miséricorde qui s’abaisse toujours plus pour nous rejoindre et nous relever. Alors, oui, laissons nous réconcilier avec ce Dieu, notre Père, le père de toute miséricorde.
Alors aussi, comme le fils aîné, nous comprendrons à quel point nous avons méconnu ce père auprès de qui nous vivons depuis tant d’années : il nous dit que tout est à nous, il ne garde rien pour lui mais nous partage tout, jusqu’à sa propre vie en nous rendant participants de sa vie divine. Il nous réconcilie avec Lui, avec nous-mêmes en nous révélant qui nous sommes (ses enfants bien aimés) et avec tous nos frères. Et il nous invite à entrer dans sa joie, la joie de l’Évangile, la joie de la miséricorde : là où il y avait le péché, la mort, l’éloignement, il y a maintenant, – si nous les accueillons dans la foi – la vie, l’amour, la fête, la communion.
Oui, frères et sœurs, aujourd’hui en accueillant la miséricorde, dans cette eucharistie, – et cet après-midi dans le sacrement de la réconciliation –, il faut nous réjouir et festoyer car l’humanité était perdue et voici que le Père, avec ses deux mains (le Fils et le Saint Esprit), embrasse cette humanité blessée, malade, nue et seule, il la serre sur son cœur et lui communique la chaleur de son cœur. Le ciel ne sera pas autre chose que la vie dans le sein du Père miséricordieux. Le ciel est déjà ici, l’éternité est commencée et elle se donne à nous dans l’eucharistie, le festin des retrouvailles de Dieu avec l’humanité.

Gourdon, 5e dimanche de Carême, 13 mars 2016

La miséricorde dérange ! Pourquoi ? Parce que la miséricorde, c’est la bonté de Dieu, c’est le cœur de Dieu, cet amour infini capable de tout pardonner, de tout recréer, de faire toute chose nouvelle, et alors nécessairement elle met en lumière la misère, notre misère. Elle nous provoque à la conversion, au changement de vie ! La miséricorde est du côté de la vie, de la surabondance de l’amour : elle veut tout emporter dans ses flots de vie, de résurrection.
Pour cela elle ne met personne à distance. Elle ouvre à chacun, quelle que soit sa situation, un chemin de vie qui passe par le repentir, la conversion. Elle n’est pas contre l’ordre établi, la justice, la morale mais elle en est la norme suprême : c’est elle qui rétablit l’ordre de l’amour, qui justifie le pécheur en lui faisant découvrir les profondeurs de l’amour de Dieu.
Reconnaissons que face à ces flots de tendresse que Dieu veut déverser sur le monde, nous sommes parfois tentés de nous mettre comme à distance, nous sommes tentés d’imposer des limites aux merveilles que Dieu veut faire dans le monde et dans l’Église. Alors nous disons : la miséricorde, oui, mais ! Dieu est miséricordieux mais ! Mais il est juste, par exemple, et qui dit justice va dire pour nous mesure raisonnable. Bien sûr qu’il est juste, ô combien ! Mais il n’y a pas de mais ! En Dieu justice et miséricorde ne s’opposent pas ; elles sont intérieures l’une à l’autre. Comme le dit le pape François, dans le Visage de la miséricorde :
« Il ne s’agit pas de deux aspects contradictoires, mais de deux dimensions d’une unique réalité qui se développe progressivement jusqu’à atteindre son sommet dans la plénitude de l’amour. […] La miséricorde n’est pas contraire à la justice, mais illustre le comportement de Dieu envers le pécheur, lui offrant une nouvelle possibilité de se repentir, de se convertir et de croire. » (VM 20.21)
Notre évangile d’aujourd’hui vient précisément nous révéler ce mystère de la miséricorde avec le comportement de Jésus face aux pécheurs. Je dis bien face aux pécheurs, pas seulement face à la pécheresse. Car dans cette scène si touchante, tous sont pécheurs devant Jésus. Et Jésus dans sa miséricorde, avec beaucoup de pudeur, de délicatesse va ouvrir à tous un espace de conversion, de retour à la communion avec Dieu et avec ses frères.
Tout commence avec un piège tendu : un piège tendu à la miséricorde. Les scribes et les pharisiens ont bien saisi que le cœur du message de ce rabbi était tout entier du côté du pardon, de la miséricorde, de la main tendue au pécheur pour lui rendre la vie ! Ira-t-il alors jusqu’à s’opposer à la loi de Moïse ? En effet, si Jésus s’oppose à la loi en disant qu’il ne faut pas lapider cette femme, le voici pris, lui, en flagrant délit d’infidélité ! Et s’il leur dit de la lapider, il se retrouve en contradiction avec son discours et tous ses gestes de bonté, de miséricorde. Les opposants au Christ ne cherchent pas la vérité. Ils veulent opposer des limites à la miséricorde de Notre Seigneur, l’enfermer dans leur cadre étroit…
Contemplons la réponse de Jésus. Oui, contemplons-la longuement parce qu’elle nous révèle toute la délicatesse du Seigneur. Face à cette provocation, cette mise en demeure, cette dureté, cette violence sourde, la violence de celui qui se prétend juste et qui cherche à exorciser le mal caché en son cœur en le rejetant sur l’autre, face à tout cela, Jésus commence par ne rien dire, il s’abaisse vers le sol, il ne regarde personne dans les yeux. Et, mystérieusement, il écrit sur la terre. Jésus n’a pas laissé d’écrits ! Mais nous savons qu’il a écrit ce jour-là des mots, des signes immédiatement effacés par le vent. Jésus par son silence offre un espace de réflexion, de méditation à ses interlocuteurs. C’est un espace de miséricorde : il leur laisse la possibilité de ne pas s’enfoncer dans leur manœuvre perverse ! La patience de Dieu ! Mais ils persistent.
Alors Jésus se redresse et les regardant dans les yeux, il les renvoie à eux-mêmes, à leur propre cœur malade. Quel instant unique dans la vie de ces hommes : l’Innocent, l’Agneau de Dieu, la Parole d’Amour du Père des miséricordes plonge son regard dans leur cœur. Et sans élever la voix, il leur dit simplement : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre ! » Il n’y a pas la moindre violence dans cette réponse mais une infinie miséricorde. Par son regard, par sa parole, Jésus révèle à ces hommes qu’eux aussi sont pécheurs, qu’eux aussi ont besoin de pardon, de miséricorde et qu’avant de se faire les juges et les bourreaux de cette femme, il convient qu’ils se mettent eux aussi face à la Loi de Moïse ! Par là Jésus fait miséricorde à ses opposants en leur ouvrant le chemin du repentir, de la confession de leur propre péché. En ce sens le départ des scribes et pharisiens, plus qu’une victoire tactique de Jésus qui se serait sorti habilement d’un piège, est bien une victoire de la miséricorde : ces hommes sont entrés dans leur cœur ; leur départ est un aveu public de leur péché et la confession de leur besoin de pardon. Notons encore la délicatesse, la pudeur de Jésus qui pendant tout ce temps reste les yeux rivés sur le sol : il n’humilie pas ces pécheurs en les regardant partir. Peut-être écrit-il symboliquement leurs péchés sur le sol, des péchés qui seront effacés comme des traits gravés sur la poussière…
Il peut alors se redresser. Seule face à Jésus reste la femme surprise dans son péché. En cet instant, nous retrouvons la misère face à la miséricorde. Et que fait la miséricorde ? Elle ne banalise pas, elle ne nie pas la gravité du péché, de l’infidélité. Mais elle n’enferme pas le pécheur dans sa faute, elle ouvre un chemin de vie, une résurrection : Va, et désormais ne pèche plus. Va !
Admirable sagesse de la miséricorde. Elle ne retranche rien de la Loi, mais l’accomplit en la plongeant dans les infinies profondeurs de l’amour du cœur de Dieu. Le message pour nous, en ce dimanche, est clair : n’ayons pas peur de nous présenter avec beaucoup de confiance au Seigneur. Il connaît notre péché mais il voit plus loin en nous et son désir est, dans ce face à face de la misère et de la miséricorde, de nous remettre debout et de nous ouvrir un chemin de rédemption, de salut. Va et ne pèche plus ! Il y a toujours une issue. Qui dit miséricorde, dit espérance !
Cette miséricorde, nous sommes aussi appelés à la vivre, à la manifester aux autres : en voyant en tout homme d’abord un enfant aimé de Dieu, un frère, une sœur. S’il est enfermé dans des situations de mort, il s’agit donc de mettre toute notre énergie à l’aider à en sortir pour lui ouvrir un chemin nouveau. Comme le disait le Seigneur dans Isaïe et cela s’applique bien à la miséricorde : « Voici que je fais une chose nouvelle (votre résurrection, votre relèvement, votre pardon) : elle germe déjà (c’est l’espérance en vos cœurs qui vous met en chemin vers le Seigneur, vers le confessional !), ne la voyez-vous pas ? Oui, je vais faire passer un chemin dans le désert (de vos péchés, de vos errances), des fleuves (d’amour) dans les lieux arides […] pour désaltérer mon peuple, celui que j’ai choisi (chacun de nous). Ce peuple que je me suis façonné (par l’œuvre de ma miséricorde) redira ma louange. » (cf. Première lecture, Is 43, 19-21)
Oui, frères et sœurs car éternel est son amour et sa miséricorde s’étend d’âge en âge !

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