20e anniversaire de la mort des moines de Tibhirine

Emotion et le souvenir omniprésent pour cette journée d’espoir et d’amitié du dimanche 22 mai, dans la petite église de Saint-Michel-de-Bannières

En hommage aux moines de Tibhirine, pour le 20e anniversaire de leur assassinat, l’Association des amis de l’église de Saint-Michel-de-Bannières (AESMB) avait organisé après l’office des Laudes, une conférence sous la forme d’interventions croisées des deux écrivaines, l’une chrétienne, Christine Ray, l’autre Karima Berger, musulmane, et de Jean-Michel Hirt.
Il ont livré une approche à la fois profondément vécue et enrichie de leurs rencontres, du Testament spirituel du père Christian de Chergé aujourd’hui.

Christine Ray a écrit la première biographie du père Christian de Chergé, décrivant son itinéraire spirituel depuis l’enfance jusqu’au don de sa vie « pour Dieu et pour l’Algérie » avec ses frères de Tibhirine. Karima Berger est présidente de l’association « Ecritures et spiritualité ». Elle a écrit notamment « Eclats d’islam » et, tout récemment « Mektouba ». Toutes deux ont écrit ensemble : « Toi, la sœur étrangère ». Jean-Michel Hirt, mari de Karima, chrétien engagé, a écrit « Le voyageur nocturne ».

Homélie prononcée par Mgr Camiade
22 mai 2016 - Saint-Michel de Bannières
20° anniversaire de la mort des moines de Tibhirine

Mes frères, chers amis,
L’Eglise fête aujourd’hui la Trinité. Est-ce un bon point de départ si l’on veut dialoguer avec des musulmans ? Ceux-ci disent d’habitude qu’il faut renoncer à cette expression du mystère de Dieu qui voit du pluriel en Lui car Dieu est unique.
Cette "provocation" est peut-être une chance pour nous. Elle nous pousse à réfléchir au mystère de Dieu autrement que par des équations mathématiques. Lorsque nous disons "trois personnes et un seul être" nous ne cherchons pas à démontrer que trois égale un —ce qui est faux, mais nous recevons du Christ Jésus la révélation d’un amour divin qui dépasse absolument tout ce que l’on peut imaginer ou même essayer de penser.
Le passage de l’Évangile de Jean entendu aujourd’hui (Jn 16,12-15) présente nettement cet aspect "relationnel" du mystère de Dieu : Dieu ne reste pas enfermé dans une bulle métaphysique, Il se communique. Il se fait même connaître de plus en plus. Il vient vers nous. Il vient pour nous éclairer par son Esprit de vérité. L’Evangile nous dit que l’Esprit ne peut communiquer la vérité sur Dieu qu’en venant rencontrer les hommes qui l’accueillent. L’Esprit Saint n’est pas une puissance abstraite ni un magnétisme ni une onde cérébrale ou télépathique. Il est Dieu qui rencontre l’esprit de l’homme et vient l’éclairer à travers une vraie relation, une alliance avec l’homme. Et en lisant l’Évangile de Jean, nous comprenons que cela se produit parce que l’Esprit reçoit tout du Père par le Fils. C’est à travers cet échange de dons en Dieu que Dieu fait connaître sa Gloire aux croyants (cf. Jn 16,14-15).
Le rapport du croyant à la vérité sur Dieu est complexe, bien que la vérité divine soit simple et totalement unifiée.
Ces quelques réflexions mériteraient de longs développements. Elles suffisent, il me semble, à percevoir que nous croyons à un Dieu unique, ce que le musulmans disent croire aussi. Elles suggèrent que nous sommes proches, même si nous n’avons pas la même manière d’entrer en relation avec Dieu ou du moins de comprendre notre relation avec Lui. Ceci nous permet d’accepter d’autant mieux que cette différence n’interdit pas de penser que Dieu offre aussi son amitié à tout homme, spécialement à ceux qui croient en Lui et le prient.
Dans son testament spirituel, le père Christian de Chergé exprime en peu de mots ce mystère, dans lequel il inclut tous ceux pour qui il pressent qu’il va donner jusqu’à son sang. Il parle de sa vie après la mort : "Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l’islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences".
Cette phrase très dense confesse la foi trinitaire d’une façon impressionnante. Elle cite explicitement le Père, le Fils et le Saint-Esprit en situant les "enfants de l’islam" à l’intérieur du dynamisme trinitaire. Je suis frappé de voir que cette phrase a déjà été citée 3 ou 4 fois depuis le début de notre journée. Elle résume beaucoup de choses et stimule.
Nous chrétiens, sommes plus habitués à penser le mystère trinitaire à partir du baptême par lequel nous avons été plongés dans la mort de Jésus, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Ici, en pensant à sa mort ou plutôt son entrée dans la Vie éternelle, Christian de Chergé s’imaginait qu’il verrait dans le regard du Père la manière dont Dieu regarde les musulmans. Il pense que Dieu les regarde dans la Gloire du Christ qui les sauve, qui a donné sa vie également pour eux. C’est un fait que nous, chrétiens, croyons que nul ne peut bénéficier du salut de Dieu autrement que grâce à la passion, la mort et la résurrection de Jésus-Christ. Le Christ a donné sa vie pour tous. Il a dit sur la croix, au sujet de ses propres bourreaux : "Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font". Il n’y a donc pas nécessité de savoir pour être pris dans l’intercession du Christ pour le Salut du monde.
Dans ce testament spirituel, le frère Christian dit clairement son amour pour l’Algérie et "son âme" qu’est l’islam mais il ne minimise pas les crimes de l’islamisme. Il écrit pourtant qu’il se connaît assez lui-même pour se situer au rang des coupables du terrorisme : "J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément". Il se place au même niveau que celui qui le tuera, larron comme lui, espérant le retrouver au paradis.
Reconnaissons que se situer du côté des coupables ne nous est pas spontané ! Qui d’entre nous souhaite sincèrement finir au paradis dans la compagnie bienheureuse et amicale de terroristes sauvés par Jésus-Christ ? Face au terrorisme, en particulier, nous sommes plus portés à identifier des ennemis et à les condamner qu’à nous situer comme leurs complices ou leurs frères. Et il ne peut pas en être autrement en un certain sens, tout à fait naturel. Ne serait-il pas extrêmement risqué de prétendre que le mal est bien ? C’est même inaudible pour des victimes ou pour leurs familles.
Nous avons appris, en outre, qu’un bon scientifique, un bon technicien, un bon praticien, opère de manière à ne laisser ni ses sentiments, ni sa mauvaise influence, ni ses propres microbes agir sur l’expérience en cours, sur la réalisation du produit ou sur le patient. Or pour sauver les hommes, Jésus-Christ, au contraire s’est mis au rang des pécheurs. Il s’est mêlé aux pécheurs jusqu’à être condamné comme un criminel. Il s’approche le plus possible des pécheurs, jusqu’à hurler le cri de détresse des damnés : "mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?". Certes, il n’oblige personne. Il ne force pas la porte. Mais il frappe humblement et offre son amitié.
Le chrétien, en définitive, ne peut intercéder efficacement qu’en se plaçant lui aussi du côté des coupables. Or, ce n’est pas possible. Naturellement, c’est impossible. Nous devons reconnaître cette impossibilité profonde. Ce que le frère Christian exprime dans son testament est au dessus des possibilités humaines.
Il faut une grâce spéciale : seul l’Esprit de Dieu peut faire connaître à l’âme du croyant la profondeur de son péché à la lumière de l’amour du Christ pour les pécheurs. Seul l’Esprit Saint peut aimer en nous avec suffisamment de miséricorde pour parvenir à une relation d’amitié avec les pécheurs.
La petite sainte Thérèse de Lisieux avait compris cela à travers l’épreuve de sa longue nuit de la foi —c’est-à-dire que pendant plusieurs années elle ne percevait plus la présence de Dieu et avait, dans sa prière, le sentiment amer de ne pas croire en Dieu, conjugué paradoxalement avec un désir permanent de croire et d’aimer— dont elle a parfaitement compris le sens qui est de communier à la souffrance des pécheurs et des athées : "Seigneur, écrivait-elle, votre enfant l’a comprise votre divine lumière, elle vous demande pardon pour ses frères, elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain de la douleur et ne veut point se lever de cette table remplie d’amertume où mangent les pauvres pécheurs avant le jour que vous avez marqué… " (Manuscrit C, feuillet 6, recto)
Dieu seul peut aimer tous les hommes, même les méchants. Mais parce qu’il a répandu dans le cœur des chrétiens son amour par l’Esprit Saint qui nous a été donné (cf. Rm 5,5) notre espérance n’a pas de limites et nous pouvons demander cette grâce de connaître Dieu, non selon une équation boiteuse mais par le cœur, en nous laissant transformer par l’amour qu’il désire nous communiquer en vue de nous faire participer à sa Gloire éternelle. Amen.
Mgr Laurent Camiade

Soutenir par un don