Homélie du Dimanche des Rameaux

Dimanche 25 mars 2018
Cathédrale de Cahors

Mes frères, vous l’avez entendu, le récit de la Passion du Christ commence par une étrange histoire de parfum et juste avant sa mort, on fait boire à Jésus du vinaigre. Parfum et vinaigre : voilà un résumé liquide de la Passion.

Parfum et vinaigre, comme beaucoup d’autres détails de l’Évangile, montrent à quel point l’œuvre du salut, l’œuvre de Dieu, ce qu’il vient réaliser de plus important dans ce monde ne se produit pas sous pseudo, ni à travers un avatar sur écran, mais dans le réel le plus concret de la vie humaine. La vie humaine est parfois dure et vinaigrée mais aussi bien des fois parfumée et remplie d’espérance.

En plein dans ses États généraux de la bioéthique, notre pays a aujourd’hui la chance de pouvoir réfléchir sur le monde que nous voulons construire, le monde que nous souhaitons léguer aux générations futures. Il existe aujourd’hui de grandes possibilités techniques mais il est urgent de se demander ce que cela signifie, ce vers quoi ces techniques nous conduiront. Penser que la technique doit tout commander et diriger le futur de l’humanité serait une grave démission de la liberté humaine. Ne démissionnons pas et réfléchissons par nous-mêmes aux enjeux du futur.

A travers bien des exemples vécus, nous voyons que toutes les utilisations de la technique ne se valent pas. Depuis Hiroshima en août 1945, nous savons qu’on peut utiliser la puissance de la fission nucléaire de façon désastreuse. Le potentiel de destruction de bien des techniques bio-médicales n’est pas moindre. Mais il se trouve que ces désastres-là se voient moins et ils sont souvent occultés car c’est trop difficile à exprimer tant cela touche à l’intimité des personnes.

Les recherches pour créer un sur-homme à travers les bio-technologies interrogent. Ainsi m’a-t-on parlé d’une femme qui avait perdu ses deux jambes : on lui a donné des lames en carbone qui permettent de courir avec une grande souplesse et elle est devenue championne aux jeux paralympiques. Une autre femme a perdu une jambe et on lui a donné une lame en carbone pour marcher et courir. Mais elle courait moins vite que la championne paralympique. Alors, pour la battre, elle a demandé qu’on lui coupe l’autre jambe. Moralité, si vous voulez courir vite, faites-vous couper les deux jambes ! Mais ce fait divers pose une question sérieuse : quelle humanité voulons-nous ? Quelle vie voulons-nous vivre ? Voulons-nous être plus humains ou devenir des super-héros de bande-dessinée ?

A Jésus, on ne coupe pas les jambes, même si ses mains, ses pieds et finalement son cœur ont été transpercés. L’image qui, selon lui, préfigurait son ensevelissement était l’image d’une femme qui lui verse du parfum sur la tête. C’est effectivement un geste d’embaumement tel qu’il pouvait se pratiquer dans les rites funéraires juifs. C’est aussi un signe de gratuité et de générosité de la part de cette femme. Jésus en conclut : "Partout où l’Évangile sera proclamé -dans le monde entier-, on racontera en souvenir d’elle ce qu’elle vient de faire". Je trouve impressionnant étant donné l’enjeu de la Passion de Jésus, étant donné tout le drame qui se prépare, de voir l’importance que Jésus donne à ce geste gratuit, comme si ce geste résumait le sens profond de tout ce qui va se jouer.

Ce geste n’a aucune efficacité technique. Les rites funéraires, en général, ne sont pas des gestes d’abord techniques mais d’abord symboliques : ils expriment notre respect du corps de la personne aimée qui vient de nous quitter. Ils expriment le caractère sacré de la personne, même après que la vie l’ait quitté. Les rites funéraires soulignent la dignité du corps humain. Cela nous rappelle que le corps de l’homme ou de la femme ne peut pas être traité comme une marchandise ni comme un objet disponible, ni comme un logiciel à mettre à jour, à moderniser en fonction des besoins et des connaissances du moment. Comment pouvons-nous, sans attendre la mort, cultiver une relation juste avec le corps humain ? Avec notre propre corps et celui des autres ? Des gestes de respect, d’attention, de bonté gratuite, de soin pour les plus fragiles ou les malades sont à développer. Ici, la technique est toujours la bienvenue quand elle favorise le soin et le respect du corps, le relèvement du corps ou même sa guérison. Mais les gestes gratuits, comme tenir la main d’un malade ou offrir un beau vêtement ou bien d’autres signes de respect du corps et de sa dignité sont très importants pour humaniser notre vie. Verser du parfum ou faire boire du vinaigre sont deux gestes posés sur la tête de Jésus au début et à la fin du récit de sa Passion. Ces deux gestes ont une signification opposée. Nous devons pouvoir méditer sur ces gestes et en tirer de belles leçons sur le sens de la dignité humaine.

La Passion de Jésus nous donne encore une leçon très importante pour aujourd’hui, à propos de la dignité du corps. Jésus a accepté de souffrir dans son corps. Cela ne veut pas dire que la souffrance est bonne. A l’agonie, il montre bien qu’il déteste la douleur et souhaiterait que cette coupe de vinaigre s’éloigne de lui. Mais en accomplissant la volonté de Dieu, Jésus accepte par amour pour les pécheurs de traverser même la mort. La Passion de Jésus par amour pour nous indique donc qu’il existe une manière de souffrir qui est liée à l’amour et qui peut transformer une expérience vinaigrée et la rendre féconde. Quand on aime, on accepte souffrir pour ceux qu’on aime, la souffrance alors n’a plus tellement d’importance. Ce qui réjouit le cœur, c’est de vivre et d’aimer. La capacité d’aimer les autres suppose sensibilité et compassion. Endurer la peine des autres ou accepter d’être parfois déçu par ceux que l’on aime est au cœur de la Passion de Jésus. Quel est le sentiment de Jésus quand il voit Judas le trahir en l’embrassant ? Le baiser de Judas a goût de vinaigre.

Cette leçon est très difficile, c’est la plus difficile de tout l’Évangile. Mais nous pouvons au moins comprendre ceci : la perfection de la vie humaine n’est pas forcément de ne pas souffrir du tout, même si la souffrance n’est pas essentiellement ce que Dieu veut pour nous.

Dans un livre où il a fait une enquête sur la manière dont meurent les moines, un journaliste a interviewé, entre autres, dom David, le père abbé d’En Calcat qui a vu mourir plus d’une vingtaine de ses moines depuis qu’il a été élu supérieur de son monastère. Dom David dit à ce sujet : "Nous devons lutter contre des souffrances intolérables. Mais si nous ne sentons plus la douleur, la vie s’en va. Désormais, avec les progrès des antalgiques, on ne sent plus rien. On ne sent plus la vie. On ne sent plus l’humanité. On ne sent plus Dieu qui approche. L’homme devient une machine abstraite" (Nicolas Diat, Un temps pour mourir. derniers jours de la vie des moines, Fayard, 2018, p. 69). Ces mots sont très forts. Ils mettent le doigt sur le cœur de la question : une fin de vie réussie est-elle une fin de vie sans douleur ou une fin de vie qui permet de se préparer à la rencontre avec Dieu ? Chacun de nous devrait beaucoup réfléchir à cette question essentielle.

Mes frères, en entrant ce matin dans la Semaine Sainte, laissons notre regard contempler Jésus en croix. Sa tête parfumée quelques heures plus tôt est couronnée d’épines et ses lèvres brûlent du vinaigre qu’on lui donne. Que les leçons de sa Passion éclairent nos choix et fassent grandir notre espérance. Amen.

Mgr Laurent Camiade

Homélie téléchargeable ci-dessous :

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