Fête de Toussaint 2017

Homélie de Mgr Camiade

Comment voyez-vous le bonheur ?

L’Évangile des béatitudes montre la vie humaine autrement. "Heureux les pauvres", "heureux ceux qui pleurent", "heureux ceux qui ont faim et soif de justice" : c’est l’inverse de ce que nous sommes portés à dire.

Je pense que l’Évangile des béatitudes nous montre le bonheur d’une manière différente, au moins dans trois directions inhabituelles : 1° dans la durée ; 2° à partir de nos fragilités et de nos péchés ; 3° en relation avec Dieu et nos frères.

Considérer le bonheur dans la durée, dans le temps, ne nous est pas habituel car nous vivons dans une culture de l’instant : il faut avoir tout tout de suite, la frustration et le retard nous sont intolérables. Mais l’évangile des béatitudes nous promet la consolation non pour tout de suite, mais pour plus tard, pour la vie éternelle. Cette vie éternelle est déjà commencée et c’est pourquoi nous pouvons déjà être heureux de savoir vers où nous allons, mais tout n’est pas donné tout de suite, c’est un devenir. Notre société veut tout accélérer et le temps médiatique, spécialement, ce temps qui envahit tout l’espace public, se veut être "en temps réel". Il nous faut avoir les infos heure par heure ou même minute par minute. Et nous voyons bien que ce "en temps réel" précisément est à moitié hors du réel parce que si nous voyons immédiatement les images d’une catastrophe, ce n’est pas ce réel-là que nous vivons nous-mêmes, nous sommes assis sur notre chaise pendant que d’autres sont dans la panique et le temps réel n’est pour nous qu’un spectacle quasi-irréel, nous ne le vivons pas réellement.

Le temps, l’histoire de nos vies, s’écoule autrement, non pas d’ailleurs seulement au rythme linéaire de nos montres, mais en forme d’aller-retours, de flash-back, de prises de conscience en différé de la densité de ce qui nous arrive : je rencontre quelqu’un le matin, mais ce n’est que le soir que je réalise que l’échange que nous avons eu était lumineux ou au contraire toxique. Le bonheur se tisse en va-et-vient dans la durée de nos journées. C’est ainsi que nos manques, notre pauvreté ou nos larmes peuvent aussi participer à notre bonheur, surtout si elles révèlent la présence de Dieu dans nos vies. Car le temps de Dieu n’est pas identique au temps des hommes. Dieu se glisse au cœur de notre vie et nous donne des grâces dont nous ne réalisons l’importance qu’après coup. Ne nous est-il pas tous arrivé de sentir qu’après un moment de prière où nous nous sommes un peu ennuyés, une grande paix intérieure a pu éclairer le reste de la journée ou même plus longtemps encore ? Les saints que nous fêtons aujourd’hui ignoraient tous qu’ils seraient reconnus saints. Nous fêtons d’ailleurs aujourd’hui non seulement les saints canonisés mais aussi tous les autres, ceux qui sont dans la pleine vision de Dieu mais restent ignorés de la plupart des hommes sur terre. Nous ne connaîtrons qu’au ciel cette foule immense que nul ne peut dénombrer dont saint Jean a eu la vision et qu’il décrit dans son Apocalypse. ... Notre vie est un pèlerinage. Dieu agit en nous chaque jour. Pour vivre les béatitudes, il est important de s’arrêter régulièrement pour savourer un peu notre bonheur, par-delà les manques et les larmes, par-delà la difficulté à être artisan de paix dans un monde violent. Mais Dieu a commencé de tisser avec nous une surface de paix et de bonheur qu’il nous faut encore développer pour la conduire à son accomplissement.

Nous devons aussi considérer le bonheur à partir de nos fragilités et de nos péchés. Les béatitudes ne gomment rien de la faiblesse humaine. Il serait illusoire de croire que les saints que nous fêtons aujourd’hui n’aient jamais commis le mal. En tout cas, aucun d’entre eux n’était tout puissant. Il est vrai que l’Église canonise ceux qui ont su parvenir à un certain degré d’héroïcité des vertus car la vertu extérieure révèle la sainteté intérieure (on juge un arbre à ses fruits, fait remarquer Jésus). Mais seul Dieu peut connaître parfaitement ce qui est dans le cœur d’une personne. L’Église, quand elle reconnaît la sainteté de certains, doit discerner la manifestation extérieure de l’action de Dieu dans la vie des saints. Mais la sainteté n’est pas réservée aux héros. Devenir saint, c’est se laisser habiter intérieurement par l’Esprit Saint et mettre nos forces à son service. Nous sommes tous faibles et nos forces sont limitées. Nous sommes des pauvres devant Dieu. "Heureux les pauvres, dit Jésus, car le royaume des Cieux est à eux". Et vous remarquerez que cette béatitude, la première, est au présent. Cette promesse est accomplie. Le Royaume appartient déjà aux pauvres, à ceux qui connaissent leur faiblesse. La vertu d’humilité qui caractérise le saint chrétien n’est donc pas quelque chose de marginal ni de dépassé. Elle doit être bien située. Elle ne consiste pas à se croire "le plus pauvre" ni "le plus affreux" des êtres humains ce qui serait une forme d’orgueil, l’orgueil d’une compétition dans l’horrible. Mais à se reconnaître tels que nous sommes. Si nous regardons l’histoire de nos vies, il y a sans doute des moments dont nous pouvons être fiers et d’autres dont nous devons avoir honte. L’humilité consiste à accepter de reconnaître notre ambiguïté. Dieu, Lui, accepte notre ambiguïté et l’accueille avec Miséricorde. Je pense en particulier aux personnes qui sont dans des situations matrimoniales compliquées et qui souffrent inévitablement du regard de leurs proches ou même du regard de l’Église sur les contradictions de leur vie. Je pense aussi à ceux qui ont commis des fautes professionnelles dans la gestion des biens ou des personnes, qui ont fait le mal et ont pu être condamnées ou simplement mal jugées pour cela, socialement désavouées. Il y a aussi tous ceux qui ont fait de la prison quel qu’en soit le motif car il est bien difficile de retrouver une place dans son milieu d’origine, même après avoir purgé sa peine. Toutes ces personnes ont péché, sans doute, même si souvent, il y a des circonstances atténuantes. Mais aucun pécheur n’est disqualifié de sa vocation à la sainteté. Même ceux qui, pour le moment, ne peuvent pas recevoir de sacrement, peuvent avancer vers la sainteté. Et c’est en avançant sous la motion de l’Esprit Saint de Dieu que l’on est saint, jamais en ayant la prétention d’être arrivé. Tous ceux qui, déjà, se reconnaissent pécheurs, bénéficient d’une grâce objective et un avenir de bonheur leur est ouvert, la joie de la miséricorde divine leur est acquise, "heureux ceux qui pleurent [leurs péchés], ils seront consolés".

Enfin, les béatitudes nous appellent à considérer le bonheur en relation avec Dieu et nos frères. Avoir le cœur pur et être artisans de paix sont des dispositions qui ouvrent à la vision de Dieu et à la réconciliation avec nos frères. Le bonheur humain n’est jamais un bonheur solitaire. Nous n’avons pas été créés pour nous enfermer en nous-mêmes, mais pour l’Alliance avec Dieu, avec nos frères humains et aussi d’une certaine manière, avec toute la Création dont nous faisons partie. Il est heureux que notre époque prenne davantage conscience de la solidarité profonde qui existe entre toutes les créatures, depuis les plus inertes jusqu’aux plus vivantes et à nos frères humains. Nous ne pouvons pas goûter le bonheur si nous méprisons la moindre créature. Pour être artisans de paix, c’est-à-dire œuvrer de toutes nos petites capacités à l’harmonie entre toutes les créatures de ce monde, il nous faut bien voir que, même les comportements ordinaires ont un impact sur le climat et donc sur les déséquilibres socio-culturels et économiques mondiaux et sont des facteurs aggravants des guerres actuelles comme de la grave crise migratoire que nous connaissons. Tout est lié dans la création. Alors, si nous voulons goûter le bonheur d’être des artisans de paix, il nous faut bien changer nos modes de vie, gagner en sobriété, en délicatesse dans nos relations, en douceur et en humilité dans nos projets.

Mes frères, en cette fête de Toussaint, laissons-nous interpeller par la Parole du Christ et efforçons-nous, avec la grâce de Dieu, de considérer que le bonheur suppose du temps pour cheminer vers la sainteté, que le bonheur suppose d’accepter nos fragilités et de reconnaître nos péchés, que le bonheur suppose de convertir nos relations avec Dieu et avec nos frères, en cherchant l’harmonie avec toute la Création.
Amen.

Mgr Laurent Camiade
Evêque du Diocèse de Cahors

Homélie Toussaint 2017 - Mgr Camiade
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