Première visite pastorale au sanctuaire

Dimanche 25 octobre, messe présidée par Mgr Laurent Camiade, suivie du partage du verre de l’amitié avec l’ensemble des paroissiens.

30° dimanche du Temps ordinaire, année B - Homélie

Mes frères,

L’Evangile nous présente un aveugle sur le bord du chemin, à la sortie de Jéricho. Jésus passe, entouré d’une foule et le plus étonnant, à mon avis, ce n’est pas cette foule, ni les cris répétés de cet aveugle qui veut qu’on s’intéresse à lui. Le plus étonnant c’est que tout se passe comme si Jésus lui-même ne voyait pas l’aveugle. Il faut que le mendiant aveugle se mette à brailler de toutes ses forces pour que Jésus l’entende et s’arrête. Jésus aurait pu aller directement vers lui. Il est le Fils de Dieu, il avait sûrement une connaissance intérieure de cet aveugle, il devait savoir que la rencontre aurait lieu. Mais tout se passe comme s’il n’en savait rien.

Dans l’Evangile de Luc, ce récit de guérison se passe juste avant la rencontre de Jésus avec Zachée, dans la ville de Jéricho. Autrement dit, Jésus aurait guéri l’aveugle en entrant dans la ville et non en sortant comme le raconte Marc. Ces détails peuvent sembler sans importance. Nous sommes habitués, quand plusieurs personnes racontent un même événement, il y a toujours des détails qui ne collent pas entre eux. Cela permet de vérifier qu’il s’est bien passé quelque chose et que ce n’est pas juste la répétition d’une histoire inventée. Les deux témoins racontent la guérison de l’aveugle de la même manière. Mais on peut se demander pourquoi Marc dit que Jésus a guéri l’aveugle en sortant de la ville alors que, dans son récit, il ne raconte rien de ce qui s’est passé dans la ville. Il ne raconte pas la conversion de Zachée qui nous intéresse pourtant beaucoup ici à Rocamadour.

La ville de Jéricho, dans la culture biblique, est un lieu qui a une grande portée symbolique. C’est d’abord une ville oasis au milieu d’une zone désertique. C’est un lieu où les itinérants comme Jésus et ses disciples viennent boire et se restaurer. Il est sans doute plus cohérent que Jésus soit sorti de Jéricho entouré d’une foule nombreuse plutôt qu’il y soit entré alors que, même chez Luc, il arrivait du désert avec seulement ses Douze disciples. Marc est toujours très concret. Mais ce n’est pas la seule raison de sa précision que Jésus entre puis ressort entouré d’une foule. Jéricho est en effet la ville biblique où le Peuple de Dieu est entré pour la première fois en terre Promise après sa longue traversée du désert. C’est une image de la réalisation de la promesse de Dieu. Le Dieu sauveur se rend visible lors de la prise de Jéricho, spectaculaire avec la chute des murailles au son des trompettes. Quitter Jéricho, c’est donc sortir d’un lieu où l’on fait l’expérience de la lumière, du bonheur, d’un lieu où l’on a rencontré le Sauveur, d’un lieu où l’on a vu les merveilles de Dieu. C’est quitter l’enthousiasme d’une belle célébration pour revenir vers le quotidien, vers un monde plus terne où il va falloir peiner un peu, travailler, souffrir peut-être de la chaleur et de la soif...

Et Jésus marche avec cette foule enthousiaste qui a goûté avec lui au ravitaillement de l’oasis et aux signes palpables de la présence du Dieu sauveur. Il y a peut-être même Zachée converti dans cette foule heureuse. Ils sortent de l’ombre de l’oasis et sont peut-être aveuglés par la lumière du soleil. Cette foule est tellement absorbée par son bonheur qu’elle n’a aucune considération pour l’aveugle qui semble vouloir gâcher la fête en criant son malheur.

Et Jésus, lui aussi, semble insensible, dans un premier temps, au cri du malheureux. C’est une grande leçon, cette apparente indifférence de Jésus qui est entouré d’une foule enthousiaste, qui le suit comme les journalistes derrière une star de cinéma qui traverse une ville de festival. Et c’est comme si Jésus, aveuglé par les flashs, ne voyait pas l’aveugle. En plus, le service d’ordre essaie de faire taire ce mendiant pour ne pas déranger la vedette.

Dans notre vie quotidienne, nous pouvons avoir souvent l’impression que Jésus ne nous voit pas, qu’il passe à côté de nous. Il y a tellement de monde qui s’occupe de lui et qui sait bien le prier, qui connaît les bonnes formules ou qui a le cœur plus ouvert ou mieux préparé que le nôtre. Nous-mêmes, nous sommes comme des aveugles : nous ne voyons pas bien où Jésus est en train de passer. Nous sommes tellement à la sortie de la l’oasis de la présence du Dieu-sauveur que pouvons croire, même, qu’il est absent de ce monde.

Pourtant, quand on vient à Rocamadour, par exemple, on ne peut pas ne pas voir des traces de la présence de Jésus. Ce sanctuaire à flanc de rocher est un défi au bon sens architectural et il a bien fallu une expérience spirituelle intense pour que des hommes installent ici un lieu de prière. Celui qu’on appelle saint Amadour, amoureux de Dieu et dévôt de la sainte Vierge, sans doute le fondateur de ce lieu de prière a dû vivre ici une rencontre extraordinaire. En contrebas du désert du Causse, il a trouvé son oasis, son petit Jéricho, un lieu où Dieu fait grâce, où Dieu fait sentir à tous sa présence et son Salut. (Peut-être Amadour était-il aveugle pour ne s’être pas rendu compte qu’il s’installait au bord d’un précipice ! ) En tout cas, son regard, sans doute émerveillé par la beauté du site, s’est tourné vers l’intérieur, vers la grotte, symbole d’intimité, au cœur du rocher et il a dû crier vers Jésus, comme l’aveugle de l’Évangile : "Jésus, prends pitié de moi !"

Ce cri, "Jésus-Christ, prends pitié de moi", est la prière la plus fondamentale et, en même temps, la plus simple. Les moines d’orient, des pères du désert à partir d’Antoine le grand et Jean Cassien au IV° siècle, jusqu’à ceux du mouvement hésychaste contemporain sur le Mont Athos, répètent cette prière des milliers de fois par jour pour parvenir à la prière continuelle et à la paix du cœur.

Même quand Jésus ne semble pas écouter tout de suite, même s’il semble parfois ne pas voir notre présence insignifiante, nous devons persévérer, crier vers lui, comme des aveugles. Rappelons-nous que les murailles de Jéricho ne se sont pas écroulées au premier passage du peuple ni au premier son de trompette, mais après sept tours de la ville, au bout de sept jours. Alors les trompettes ont résonné et le peuple a crié (Jos 6,20). Et Dieu a fait s’écrouler le rempart. S’il fait parfois semblant de ne pas nous voir, c’est parce qu’il attend que notre désir grandisse et que nous insistions dans notre prière.

Il se peut aussi que nous rencontrions des personnes qui ne comprennent pas notre cri, qui essaient de nous faire taire. Peut-être qu’en nous-même déjà, il y a des freins à la persévérance de notre prière : nous nous décourageons si vite !

Regardons aussi ces gens qui essaient de faire taire l’aveugle. Est-ce que cela ne nous est jamais arrivé de rabrouer quelqu’un, d’être aveugle sur la détresse de nos frères ? Bien sûr, il y a des gens qui abusent, des profiteurs. Toutes les revendications ne sont pas justes. Mais elles traduisent toujours une détresse, un manque, souvent autre ou plus profond que ce qu’elles expriment. Seule une écoute et une attention profonde aux personnes permet d’identifier ce qui doit être fait.

En fin de compte, quand Jésus s’arrête, il ne va pas lui-même vers l’aveugle. Il dit à ceux qui l’ont rabroué : "appelez-le". Vraiment on dirait que c’est Jésus qui est aveugle puisqu’il ne peut pas appeler lui-même l’aveugle, il doit solliciter l’aide de la foule qui cache l’aveugle à son regard et qui avait cherché à le faire taire.

Jésus fait comme s’il ne voyait pas l’aveugle et cela suscite une participation très large de la foule à la guérison qui va avoir lieu. Mais il y a un motif plus fondamental à cet aveuglement de Jésus que ce projet d’associer une communauté à son œuvre de guérison. Essayons de comprendre pourquoi Jésus est aveugle :

J’ai dit que Marc a précisé que l’événement a eu lieu à la sortie de Jéricho, c’est-à-dire juste au moment où Jésus part pour Jérusalem, avec cette foule qui va l’acclamer, rameaux à la main. Mais Jésus sait que cette foule aussi va le condamner quelques heures plus tard et qu’il va être crucifié. C’est l’heure où il va prendre sur lui les péchés de l’humanité, se placer lui-même —qui n’a commis aucun péché— dans la condition des pécheurs et mourir de façon ignominieuse pour que son amour transfigure la condamnation en Grâce. S’il se montre aveugle à la sortie de Jéricho, c’est donc en réalité pour manifester qu’il prend sur lui le mal qui afflige l’aveugle. C’est parce qu’il vient de prendre le chemin de sa Passion.

Pour guérir le mal Jésus doit l’habiter et le transformer de l’intérieur par la puissance de son amour. La sortie de Jéricho, sortie de l’oasis vers le désert représente symboliquement la sortie du Fils de Dieu qui quitte le sein du Père éternel pour prendre sur lui l’infirmité des hommes, leurs aveuglements et leurs infidélités.

Quand Jésus s’abaisse ainsi, comme incapable d’appeler lui-même l’aveugle, l’attitude de la foule change radicalement. "Confiance, lève-toi, il t’appelle".

Ceux qui sont autour de Jésus, ceux qui le suivent ne sont pas meilleurs que les autres, mais dès qu’ils ont contact avec le mystère de l’abaissement de Jésus, ils peuvent s’améliorer. S’ils écoutent la parole du Christ qui leur dit "appellez-le", ils peuvent convertir leur manière d’agir. Là est le premier miracle de cet évangile. C’est sans doute un des miracles fréquents ici à Rocamadour. Ceux qui sont les plus impliqués dans l’animation et la vie du sanctuaire sont amenés par la présence de Jésus et de la Vierge Marie à devenir meilleurs, à être de plus en plus attentifs et ouverts à tous ceux qui passent, même si beaucoup sont, a priori, aveugles sur la portée spirituelle du message de ce lieu. C’est le miracle de la transformation quotidienne des cœurs des personnes de service dans le sanctuaire, jusqu’à la transformation du cœur même de l’évêque du lieu et, croyez-moi, ce n’est pas une mince affaire ! Quand Jésus dit "appelez-le", il institue l’Église. L’Eglise est un peuple d’appelés qui révèle au monde l’appel du Christ. Le mot même "Ecclesia" signifie "assemblée convoquée", il porte le dynamisme de l’appel, de la convocation à rencontrer Jésus-Christ.

La Vierge Marie fait partie des gens qui vivent toujours auprès de Jésus. Elle est la personne humaine la plus proche de son fils Jésus, celle qui a toujours dit oui à l’appel de Dieu. Elle ne rabroue personne, bien au contraire : par sa présence silencieuse et priante, elle ouvre nos yeux à ceux qui nous entourent et qui viennent ici avec une multitude de motivations, toutes respectables puisqu’une une chose est sûre : Jésus les appelle. Ils ne sont pas là par hasard dans le plan de Dieu. S’ils ouvrent leur cœur, s’ils osent crier leur détresse intime, il va se passer quelque chose, quelque chose de visible ou d’invisible, peu importe. Si les angoisses de leur vie s’élèvent vers le monde invisible de Dieu, avec l’aide active de ses saints, tout est possible. Depuis la résurrection de Jésus, nous savons qu’il s’est abaissé jusqu’au plus profond de tous nos aveuglements pour nous relever et nous ouvrir les yeux sur les merveilles de Dieu.

Je vous le dis donc, à chacun, je te le dis, à toi : "Confiance, lève-toi, il t’appelle !"

Amen.

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